On n’enseigne rien à personne ! Ou comment être une profe heureuse…

Bon ben voilà, ma profession en 2016 c’est enseignante-chercheuse. En général quand je dis ça, la question suivante c’est poliment « ah oui, et dans quel domaine? », réponse « mathématiques appliquées », et là y a au choix (dans l’ordre d’importance) :

  1. (syncope et/ou soupir et/ou étincelle de terreur dans le regard et/ou un peu de pitié) « j’ai toujours détesté les maths… » suivi de l’histoire du prof de 4è qui était un affreux monstre, et les fractions quelle horreur, sans parler des divisions à virgule ;
  2. « ah bon ça existe la recherche en maths? tu es dans un laboratoire? euh c’est quoi un laboratoire de maths? » (avec en prime la blague de Coluche sur les chercheurs qui cherchent et qu’on n’en trouve pas ou l’inverse, bref) ;
  3. « comment ça appliquées, ça veut dire quoi? ça sert à quelque chose les maths en vrai alors? c’est pas juste pour décider les bons et les mauvais? » ;
  4. « ah ben tiens tu tombes bien, tu voudrais pas me donner un coup de main, tu vois là on est 17 et il faudrait découper le gâteau, et une pas trop grosse pour moi, hein, c’est régime ».

Bon, ça c’est pour les jours où j’ai le courage de parler d’océan, d’Antarctique, de météo, de tas de sable, du Mont Blanc et de la Tour Eiffel. Pour les autres jours je simplifie en « profe à la fac ». Bon ça m’économise pas la syncope quand je dis que je fais des maths, ou le gâteau, mais 17 parts c’est facile, c’est 16+1 (ça fait d’ailleurs un très joli sujet de Math en Jeans pour les collégien.nes). Et pour la syncope, ben avec un petit coup de Communication Nonviolente ça se calme assez vite en fait.

Bon la remarque qui suit c’est en général « ah c’est super, ils sont grands alors tes élèves, ils doivent être mûrs et motivés« . Ahem, alors, comment vous dire… Euh… Oui, certains le sont… Peu… Rarement… Enfin, les pauvres chéri.es, c’est dur aussi, comprenez seulement : 18 années d’éducation traditionnelle ça vous mine un peu l’autonomie, la notion d’avoir de la liberté dans les choix, et toute idée de motivation intrinsèque. Du coup j’ai plutôt en face de moi des êtres formidables, attachants, qui croient n’avoir le choix en rien et qui sont persuadés que leurs prof.es sont des robots qui n’en ont rien à foutre de leur vie. Et parfois elles.ils ont raison d’ailleurs, enfin passons sur ce petit détail pour aujourd’hui.

Je n’ai aucun pouvoir…

Bon après cette petite entrée en matière, il apparaît clairement que je ne peux pas enseigner quoi que ce soit à mes étudiant.es. Enfin c’est clair pour moi, disons : si j’enseigne ça veut dire que j’ai le pouvoir de donner du savoir de manière absolue et indépendante des êtres qui le reçoivent. En gros, pour moi enseigner ça serait « balancer du savoir et croire que j’ai du pouvoir sur la façon dont les choses sont reçues ou pas ». Et ça ça n’a plus aucun sens pour moi, je n’ai absolument aucun pouvoir « sur » elles.eux. J’ai éventuellement du pouvoir « avec » elles.eux, pour qu’elles.ils apprennent grâce à moi, si c’est leur choix.

Oh bien sûr je peux faire semblant, je peux essayer de les contraindre à apprendre des choses. Je peux faire semblant de détenir la vérité et de savoir ce qu’il « faut » savoir et savoir faire en maths à leur niveau, qu’est-ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Je peux essayer de les forcer, de les soumettre, de les punir, de les faire marcher à la carotte et au bâton avec des bonnes notes, des zéros, des « je te vire de cours » et des « ça suffit, bossez maintenant ».

Je peux même le faire avec douceur et une bienveillance apparente, mais si je ne change pas mon intention, rien ne change. Si ma volonté est qu’elles.ils travaillent au mépris de leur volonté, je suis dans la violence, tout simplement. Et à la fin je gagne quoi : de la fatigue, du découragement, des calculs faux, des notes pourries de toute façon, et des êtres qui n’ont pas été écoutés ni rencontrés. Et un an plus tard il reste juste un goût amer dans la bouche (pour moi), et un vague souvenir que les maths c’est chiant (pour elles.eux). Un beau gâchis donc.

Bon. Voilà, ça c’est dit… Cool, hein 🙂 On fait quoi alors maintenant?

Lâcher prise sur la volonté d’enseigner des trucs

La clef pour moi c’est de lâcher complètement l’intention de leur enseigner quoi que ce soit. La clef c’est de croire de toutes mes forces que pour chaque être en face de moi il n’y a qu’une seule personne qui peut faire le bon choix à cette date, c’est cet être là, et surtout pas moi. Moi j’ai le droit d’avoir envie de contribuer pour eux, j’ai de droit de vouloir leur faire le cadeau de mes compétences. Mais eux seuls peuvent décider de l’accepter ou pas, ce cadeau.

Et je ne peux simplement pas être fâchée s’ils me disent « non merci, ce n’est pas ajusté pour moi aujourd’hui », je peux être déçue oui si je veux, mais pas fâchée, car je sais entendre la profondeur derrière leur « non », et j’ai confiance qu’eux seuls savent ce qui est bon pour eux. Je leur propose d’apprendre des trucs s’ils le souhaitent, et je serai à côté pour les guider si c’est leur choix.

Et la clef c’est aussi de m’incliner devant celles et ceux qui font le choix de ne pas travailler, et de les aimer tout autant, avec cette confiance absolue en eux en toile de fond. Si ça devait être autrement, ça serait autrement, tout simplement.

Et le cadre dans tout ça ?

Alors ça ne m’empêche pas de mettre du cadre quand même, car j’ai des besoins moi aussi, faut pas déconner non plus. Mais c’est du cadre, pas des règles absurdes et aveugles. C’est « j’arrive à l’heure afin de pouvoir travailler en groupe efficacement et pour éviter de perdre du temps à tout répéter », c’est « si jamais je ne viens pas souvent en cours parce que j’ai la flemme ben peut-être que la profe aura pas méga envie de me répondre par email ». C’est aussi « pourrait-on limiter un peu le niveau sonore car j’ai mal à la tête aujourd’hui ».

Et c’est aussi et surtout prendre le temps d’écouter ce qui se passe, de recevoir ce qu’ils disent sans jugement ni diagnostique ni étiquetage. D’accepter les jours avec et les jours sans, les miens comme les leurs, ça arrive, on n’est pas des robots, et je ne suis pas une machine à enseigner, je suis un être humain, avec des émotions, qui refuse de se cacher.

Et j’aime ça

Au final, les salles de classe ressemblent au monde normal, on se parle en adulte, on s’écoute, des fois on se fâche, parfois on travaille et parfois moins, parfois on râle et parfois on bosse efficacement, parfois on passe deux heures à raconter son week-end ou à pleurer son grand-père, parfois on se plaint du wifi dans la cité U et de la bouffe à la cantine, et parfois on découvre que c’est facile en fait les équations différentielles (non je déconne), et souvent on est vivant, engagé à la hauteur de son choix, et respecté en tant qu’être humain.

Je ne cherche pas à vous convaincre, je ne cherche à convaincre personne d’ailleurs, y a pas de notion de « c’est mieux de voir l’enseignement ainsi », quoi que mes mots puissent vous faire croire, tout est ok en fait. Si votre vision des choses est à l’envers de la mienne et que c’est ok pour vous, alors c’est bon pour moi aussi, j’ai toute confiance en vous, tout comme j’ai confiance en moi. C’est toujours pareil, chacun.e décide ce qui est bon pour elle, pour lui, je ne professe rien dans l’absolu.

Moi, simplement, j’ai choisi ça parce qu’un matin je me suis réveillée avec les mots d’Issâ Padovani gravés dans la tête et dans le coeur : « qu’est-ce que j’ai envie de vivre? » et la réponse ça a donné ça. Cette façon de voir l’enseignement est très ajustée pour moi parce qu’elle me remplit de joie, c’est aussi simple que ça. Aucune envie d’avoir tort ou raison, d’être meilleure ou pire enseignante, juste « je veux vivre la joie », et la joie pour moi c’est la rencontre de ces êtres merveilleux que sont ces étudiant.e.s. En gros j’ai le choix : est-ce que je veux aller passer deux heures avec des « tocards qui ne branlent rien et le niveau baisse » ou est-ce que je veux passer ces deux mêmes heures avec des chouchous, des trésors et des petits lapins chéris. J’ai choisi. Et c’est bon pour moi.

Quelques ressources pour aller plus loin

  • Livre de Carl Rogers : Liberté pour apprendre
  • Livre de Marshall Rosenberg : Enseigner avec bienveillance
  • Sites web variés en cherchant « pédagogie centrée sur l’étudiant », « classes inversées », « pédagogies actives », …
  • La Communication NonViolente et mes articles taggés CNV
  • La page pédagogie de mes activités universitaires

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10 commentaires

  1. La phrase qui m’interpelle le plus est sans doute « j’ai confiance qu’eux seuls savent ce qui est bon pour eux ».
    C’est en effet un formidable acte de confiance, dont je ne me sens personnellement pas toujours capable. Pourquoi ? et bien parce que j’ai en moi toute les expériences de ma vie écoulée, et qu’il m’apparaît qu’en certaines occasions j’ai fait de très mauvais choix car je ne savais pas ce qui était réellement bon pour moi : j’ai été aveuglé par des illusions à court-terme et j’ai choisi la mauvaise route.
    De ce fait, j’ai un peu tendance à projeter cette expérience, et de temps temps à penser que la personne en face de moi ne sait pas réellement ce qui est bon pour elle. Je choisis généralement de la laisser faire son choix et expérimenter les conséquences (dont je pense qu’elle seront mauvaises), mais je ne suis pas dans cette attitude de confiance que tu décris.
    Est-ce que tu rencontres parfois cette difficulté ?

    • coucou, elle est intéressante ta question en effet. quand tu dis qu’il t’apparait que tu as fait de très mauvais choix, tu crois que sur le moment tu avais les moyens de choisir autre chose? sur le moment le choix n’était-il pas le meilleur? autrement dit, à cette date, avais-tu les moyens de choisir différemment? moi je crois que non, mais j’entends dans ce que tu dis que toi tu n’es pas d’accord, et c’est ok 🙂
      et effectivement le choix que tu fais il a des conséquences, et à court / moyen / long terme tu vas vouloir dire que les conséquences sont « bonnes » ou « mauvaises » pour toi. effectivement là on n’a pas le même regard sur les choses toi et moi, moi je ne dirais pas que « j’ai choisi la mauvaise route », je continuerai à dire que c’est la « bonne » route, même si la route fait souffrir, fait mal, a des conséquences de merde, semble sans issue, ou requiert un retour en arrière (qui fait partie de la route aussi d’ailleurs) parce que je ressens que c’est juste « la » route, et que j’ai cette confiance ultime et profonde que la vie qui est au plus profond de moi fait le bon choix, même si c’est pas clair comment ni pourquoi ni où ça mène. en gros, c’est ce que dit Isabelle Padovani : « si la vie avait voulu que ça soit autrement, ça serait autrement ». on retrouve ça aussi dans d’autres références (Arnaud Desjardins par exemple), c’est fondamentalement spirituel. et donc très personnel…
      pour répondre à ta question finale, je ressens parfois la difficulté dont tu parles, celle de vouloir parfois « faire éviter la mauvaise route » parce que moi je l’ai prise et je sais où elle mène. et dans l’instant qui suit, je me souviens que je suis l’être que je suis aujourd’hui justement parce que j’ai prise, moi, cette « mauvaise » route. était-elle vraiment si mauvaise, puisqu’elle a contribué elle aussi à l’être que je suis? puis-je mesurer toutes ses implications? qu’est-ce que ça veut dire « mauvais » si je grandis et qu’au final je trouve la joie? du coup je m’incline devant mon impossibilité à prédire ce que la route aura comme bonne ou mauvaise conséquence, tu vois? on tombe un peu aussi sur la notion de qu’est-ce qui est bon ou pas bon, et à quelle échéance, et sur quel plan?
      après j’entends aussi que tu dis « la personne ne sait pas réellement ce qui est bon pour elle », et effectivement ma phrase « eux seuls savent ce qui est bon pour eux » est un peu brève, car elle sous-entend que chacun est capable de réfléchir et de peser les conséquences et de faire un choix éclairé. ce qui n’est pas toujours le cas bien sûr, car le choix se fait parfois de manière inconsciente en effet, c’est ce que tu dis dans « la personne ne sait pas réellement ce qui est bon pour elle » c’est ça? donc oui, c’est pas vraiment « eux » qui savent et réfléchissent, c’est plutôt que j’ai confiance dans l’étincelle de vie au fond d’eux pour les guider, même si ce n’est pas conscient pour eux. on retombe encore sur la spiritualité et la confiance absolue… tu vois?
      c’est comment pour toi tout ça?

  2. Je suis loin de l’enseignement comme toi mais j’exerce le métier d’informaticien et je suis au contact d’utilisateurs et il y a des jours leurs comportements se rapprochent d’étudiants et je ne peux pas espérer qu’il changent de boîte à la fin de l’année 😜. Je reste calme et zen même si j’ai envie de régler le pb avec une pelle canadienne. Dans la vie il y a toujours des emmerdements et les régler par la force est plus qu’incertain.
    Quelque soit son domaine d’activité Il faut prendre du plaisir à travailler et le partager .
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